Conscient des enjeux prioritaires (!) de l’Education nationale, le rectorat de Lille a fait savoir cette semaine qu’une formation cruciale (!!) était proposée aux enseignants en lycée : un stage de trois jours sur la « connaissance de l’entreprise », organisé « dans le cadre du rapprochement entre l’Education nationale et le monde économique ».

Il ne s’agit pas, pour la cellule école-entreprise (dont le slogan, « libérer les potentiels », est beau comme du Gattaz) de fournir aux enseignants une formation théorique sur « l’entreprise » (point de juriste, sociologue, historien, économiste, comptable, etc. pour assurer ladite formation). Et d’ailleurs, l’objectif est bien flou, mais il semble qu’on considère que, pour pouvoir aider leurs élèves dans leurs choix d’orientation, les enseignants aient besoin de faire un stage à l’intérieur d’une entreprise : il est question d’« enrichir les ressources pédagogiques des enseignants pour permettre aux élèves de découvrir le monde économique et professionnel et élaborer leur projet d’orientation scolaire et professionnelle », et plus largement de « faciliter l’insertion professionnelle des jeunes ». Et une fois le stage accompli, les enseignants pourront être « des relais d’information privilégiés »... belle conception de l’indépendance des fonctionnaires, de la neutralité du Service public, et finalement de la laïcité : des enseignants faisant, auprès de leurs élèves, un publi-reportage au bénéfice d’une entreprise dont ils auront pu « comprendre les besoins » en discutant avec « un dirigeant » (mais pas avec les délégués syndicaux).

On aimerait bien comprendre en quoi une « immersion » dans UNE entreprise pourrait permettre aux enseignants d’aider leurs élèves dans leurs choix d’orientation (sauf à espérer que tous leurs élèves aient justement envie d’aller travailler dans cette entreprise...). Et pour éclairer les choix d’études supérieures de leurs élèves, faut-il que les enseignants bénéficient d’un stage dans une université, un IUT, un BTS, une grande école ? Quant aux enseignants qui ont à gérer des stages pour leurs élèves (dans la voie professionnelle, en BTS, etc.), on ne voit pas bien ce qu’une telle immersion, accompagnée d’un discours lénifiant d’un dirigeant, pourrait leur apporter...

Mais en fait, ce stage a aussi pour objectif de renforcer « la connaissance réciproque du monde éducatif et du monde économique en ouvrant largement les portes de l’entreprise aux personnels de l’Education Nationale ». Sans doute obnubilé par son adoration de la déesse entreprise, le rectorat oublie, visiblement, que le « monde économique » ne se réduit pas aux « entreprises » : sans doute serait-il frappé d’apprendre que les associations et... les administrations publiques (!) participent au « monde économique », à travers la « production non-marchande ». Hé oui, incroyable, les fonctionnaires ne sont pas des parasites qui vivent de la production des autres : ils créent, tous les jours, de la richesse qui est comptabilisée dans le PIB ! En 2014, la production non-marchande des seules administrations publiques tournait autour de 360 milliards d’euros (soit 1/5è du PIB...). Qui plus est, rien n’interdit de penser que certains élèves (sans doute tristement dénués de tout « esprit d’entreprise »...) espèrent, plus tard, travailler... dans une association, ou une administration publique.

En réalité, pointer les incohérences, les erreurs, les non-dits de cette « formation », telle qu’elle est présentée, passe sans doute à côté du véritable enjeu, qu’on comprend bien, à mots couverts : il s’agit simplement de faire de l’école un outil de promotion d’une « entreprise » telle qu’elle est rêvée, fantasmée, par les divers lobbies patronaux. Un patronat décomplexé qui ne veut plus seulement se contenter de gagner beaucoup d’argent en exploitant le travail des salariés, ni même d’obtenir tout ce qu’il demande en termes de destruction du droit du travail : il veut aussi qu’on l’aime, et qu’on diffuse aux petits enfants une jolie fable sur le monde enchanté de l’entreprise.

Ce n’est ni nouveau, ni spécifique à l’académie de Lille. Mais manque de chance pour les lobbies patronaux, les personnels de l’Education nationale ont suffisamment d’esprit critique pour résister à ce genre d’entreprise idéologique.